36.

Le colonel Hudson fit une chose très rare : pour une fois il hésita avant d’agir. Debout dans la cabine téléphonique du coin de la 54e Rue et de la Sixième Avenue, il reconsidéra la question une dernière fois en fixant la condensation sur les vitres. Il savait qu’il prenait un risque en redemandant la même fille.

Il tapota le boîtier métallique noir du téléphone avec une pièce de vingt-cinq cents qu’il finit par insérer dans la fente.

Dring. Dring. Liaison établie.

Oui, il souhaitait revoir Billie.

Il avait très envie de la revoir.

Moins d’une heure plus tard, assis sur un tabouret de bar, Hudson la regardait se faufiler gracieusement dans la foule bruyante du O’Neal’s, sur la 57e Rue Ouest.

Billie… Juste Billie.

Elle portait un long manteau gris chiné et des cuissardes en cuir noir. Un béret gris perle était délicatement posé de côté sur ses cheveux blonds lâchés. Elle se distinguait des femmes d’affaires, jeunes ou plus mûres, qui se pressaient dans le bistro à la mode.

Elle sourit lorsqu’elle le vit enfin et se dirigea vers lui d’un pas ondulant.

— Ils n’ont prévu qu’une heure pour votre rendez-vous. Voulez-vous aller ailleurs ? Une heure, ce n’est pas bien long.

— J’aimerais prendre un verre ici, avec vous. Nous avons largement le temps. Pour un verre.

Hudson fit signe au barman, qui accourut, chemise blanche impeccable et nœud papillon, comme s’il répondait à une dernière sommation. Billie avait déjà remarqué que Hudson paraissait capable d’obtenir tout ce qu’il voulait.

Elle commanda un verre de vin blanc de la maison et sourit à Hudson en secouant la tête ; cet homme était impossible – et indubitablement déroutant.

Elle trouvait plutôt raide de débourser cent cinquante dollars de l’heure plus l’addition du O’Neal’s juste pour avoir l’honneur de boire un coup avec une jolie fille.

— Vous n’avez pas à payer. Je dirai que vous n’êtes pas venu, dit-elle, se sentant immédiatement gênée et troublée.

Hudson avait la certitude qu’elle ne faisait pas ce métier depuis très longtemps. De jeunes comédiennes et des mannequins pleines d’avenir travaillaient parfois comme call-girls.

— Je vous aime bien. Je crois que je ne vous comprends pas, mais je vous aime bien, déclara-t-elle.

Ils se regardèrent dans les yeux et ce fut comme s’ils étaient seuls au milieu du bourdonnement et de l’agitation ambiants.

Hudson se pencha et l’embrassa sur la joue ; il avait envie de se rapprocher de Billie, de s’ouvrir un peu à elle.

— Dites-moi quelque chose sur vous. Juste une petite chose… Il n’est pas nécessaire que ce soit quelque chose d’important.

Elle lui sourit.

— D’accord… Il m’arrive d’être trop impulsive. Je ne devrais pas vous proposer ce qu’on appelle communément une passe à l’œil. Je pourrais être renvoyée pour ça. À vous de me dire quelque chose sur vous, maintenant.

— Je n’ai pas assez d’argent pour régler la note, annonça Hudson, qui se mit à rire.

Billie l’imita avant de lui demander :

— C’est vrai ?

— Non. Maintenant, dites-moi une chose vraie. N’importe quoi, simplement un truc vrai.

Elle hésita, haussa les épaules.

— J’ai deux grandes sœurs, à Birmingham. Chez moi, en Angleterre.

— Elles sont toutes les deux mariées. Heureuses en ménage. Et votre mère vous le rappelle en permanence, fit Hudson en souriant.

— Non. Elles sont effectivement toutes les deux mariées. Vous avez vu juste sur ce point. À Birmingham, c’est ce que fait toute fille sensée. En revanche, leurs mariages respectifs ne sont pas heureux. Sinon, en effet, ma mère me rappelle constamment que je suis toujours célibataire.

Hudson continuait de sourire. Il sirota sa bière en contemplant avec retenue les yeux bruns de Billie et ses lèvres légèrement humectées de vin.

Elle pouffa bruyamment mais de façon charmante.

— Je perds totalement la boule ! Je n’arrive pas à croire ce que je suis en train de faire. Je n’arrive vraiment pas à le croire.

— Boire un verre de vin blanc ? À midi ? Ce n’est pas si extraordinaire, à New York…

— Il va falloir que j’y aille. Sérieusement. Il faut que je les appelle et que je leur dise que vous n’avez pas honoré votre rendez-vous.

— Cela pose un problème. Si vous faites ça, ils ne me laisseront plus vous revoir. Ils vont me coller l’étiquette de quelqu’un de pas du tout fiable. Et ce n’est pas ce que nous souhaitons, n’est-ce pas ?

— Non. J’imagine que non. Mais je dois vraiment y aller.

— Eh bien, cela ne me convient pas. Non. Attendez encore une minute.

Hudson plongea la main dans son manteau râpé. Il posa trois dollars cinquante sur le bar.

— Billie comment ? Dites-moi au moins votre nom de famille.

— Ça ne servirait à rien. Je vous en prie. Ce n’est pas du tout une bonne idée.

— Billie comment ?

Elle donnait l’impression d’avoir été giflée, comme si un membre de sa famille de la classe moyenne anglaise l’avait prise en flagrant délit dans l’exercice de son travail de call-girl à New York. Elle eu un moment de flottement avant de lui répondre :

— Billie Bogan. Comme la poétesse, Louise Bogan… « Mainte nant que je connais ton visage par cœur, je semble… »

— Vous me semblez extrêmement belle.

Cela faisait quinze ans que David Hudson ne s’était pas senti dans cet état. Le moment était inopportun et cette rencontre tombait on ne peut plus mal – mais c’était ainsi.

Lui, en proie à une émotion – alors qu’il n’en avait éprouvé aucun depuis tant d’années. Une émotion intense, qui plus est. Des signaux d’alarme se déclenchaient dans tous les recoins de son être.

Vendredi Noir
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